Entretien pour Finansol & La Croix « L’ESS peut servir d’aiguillon à l’économie classique »

ENTRETIEN avec Anne Pfersdorff, présidente du Centre des jeunes, des dirigeants, des acteurs de l’économie sociale et solidaire (CJDES), une association fondée en 1985 qui permet aux personnes impliquées dans l’économie sociale et solidaire (ESS) d’agir collectivement.

Selon elle, l’ESS a engagé des démarches intéressantes pour faire progresser l’égalité femme-homme mais pourrait aller plus loin.

 

La Croix : Même s’ils restent modestes, les chiffres du baromètre de la finance solidaire attestent cette année encore d’une solide augmentation. Cette finance peut-elle, à terme, contester la finance classique ?

Anne Pfersdorff : La croissance de l’épargne solidaire est incroyable, grâce notamment à l’épargne salariale solidaire. Cette notion de « solidarité » parle à tous les citoyens, quels que soient leurs parcours de vie ou leurs convictions religieuses ou personnelles. Ainsi, depuis que les entreprises sont obligées de proposer au moins un fonds solidaire dans leur offre d’épargne salariale, les salariés en profitent.

Dans un système d’extrême financiarisation, il faut donc démultiplier ces véhicules d’épargne solidaire. Et rester vigilants : la prochaine loi Pacte pourrait créer un socle commun pour les produits de l’épargne-retraite. Pourquoi le solidaire ne figurerait-il pas dans ce socle commun ?

Le thème du baromètre cette année est l’égalité femme-homme. De ce point de vue, l’économie sociale et solidaire ne semble pas particulièrement exemplaire. Est-ce une préoccupation ?

A. P. : Les réactions ne sont pas unanimes. Les solutions sont difficiles à trouver car il n’existe pas de réponse « clé en main » à ce défi. Nous touchons ici à l’histoire de chacun, à son parcours personnel, son intimité, son rapport à l’autre. Il est certain, cependant, que la place des femmes reste à trouver dans les instances dirigeantes comme dans les comités exécutifs. Au sein du monde mutualiste, par exemple, les codes restent très masculins.

Dans l’ESS, la valorisation ne se fait pas tant par l’argent que par la reconnaissance, la personnification. Or, il semblerait que les femmes aient une relation au pouvoir différente de celle des hommes. Elles incarnent le pouvoir différemment ! Quand le haut-commissaire a proposé que, d’ici à 2020, les conseils d’administration deviennent paritaires dans l’ensemble des structures de l’ESS, plusieurs n’ont pas signé, en trouvant que c’était trop tôt…

Vous êtes bien placée, au CJDES, pour constater que les entreprises de l’ESS attirent les jeunes. Comment l’expliquez-vous ?

A. P. : Les jeunes cherchent, plus qu’avant, une cohérence entre vie personnelle et vie professionnelle. Ils veulent un emploi en accord avec leurs valeurs, travailler dans un environnement bienveillant et non paternaliste. L’ESS n’est d’ailleurs pas forcément exemplaire en la matière : ses acteurs peuvent encore faire de gros progrès, dans le management notamment.

Cela dit, cette quête de sens au travail n’est pas l’apanage des jeunes. Ce besoin « travaille » toutes les générations : nous accueillons au CJDES des personnes de plus de 50 ans qui s’interrogent dans les mêmes termes.

Voilà un an qu’Emmanuel Macron a été élu. Quel regard portez-vous sur la place de l’ESS au sein de ce gouvernement ?

A. P. : Il y a, aujourd’hui, un haut-commissaire pour l’économie sociale et solidaire, dont le ministre de tutelle est Nicolas Hulot. Il a initié plusieurs chantiers et tente de renouveler l’image grand public de l’ESS à la manière de la French Tech.

S’il faut saluer cet engagement pour permettre le développement de l’ESS, beaucoup d’acteurs du secteur regrettent de ne plus avoir leurs interlocuteurs à Bercy, où il était plus pratique de discuter des sujets techniques avec les administrations centrales.

L’ESS est un tel maquis, avec des structures si variées dans leurs poids, leur statut, que l’idéal institutionnel serait un rattachement direct au premier ministre, pour avoir plus de poids, et une réelle animation interministérielle des enjeux.

La réécriture dans le code civil de la définition d’une société fait l’objet d’intenses débats. Est-ce une question importante selon vous ?

A. P. : C’est symboliquement fort de toucher à un texte aussi ancien que le code civil. Le projet de loi Pacte ne reprend pas l’ensemble des propositions du rapport remis par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, mais le débat parlementaire sera intéressant à suivre.

La loi devrait inscrire dans le marbre des pratiques que plusieurs dirigeants, en raison de la responsabilité sociale des entreprises, ont déjà adoptées. Mais cela ne garantit en rien la réussite de l’incitation à « faire mieux » : en réécrivant l’article 1833, elle va questionner les sociétés, notamment celles du CAC 40, sur leur exemplarité sociale et environnementale, mais le rapport de l’entreprise au monde n’évoluera qu’à raison d’un changement radical du rapport au lucre, au partage de la valeur et au financier dans notre société.

C’est alors que l’économie sociale et solidaire fait sens : ces entreprises fonctionnent différemment et ont une « raison d’être » autre que le seul partage des bénéfices. Espérons qu’elles continueront de servir d’aiguillon aux acteurs de l’économie classique.

Recueilli par Romain Subtil